Le juge Brossard répond à cette question dans son étude des nombreuses jeeps qui ont été aperçues dans les environs de la scène du crime.
TROISIÈME PARTIE
RAPPORT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE BROSSARD SUR L’AFFAIRE COFFIN (27 NOVEMBRE 1964)
VOL. 1 CHAPITRE 5
LA JEEP DONT LA PRÉSENCE EN GASPÉSIE OU AUX ENVIRONS AURAIT ÉTÉ CONSTATÉE PAR DES TÉMOINS OCULAIRES À L’ÉPOQUE OÙ LES CRIMES FURENT COMMIS.
Quand Me Doiron, de la défense, lui (le sergent Doyon) demanda s’il était possible qu’une jeep eût circulé à cet endroit-là, sans chaînes, sans laisser de traces, ou si des traces eussent pu être effacées, il répondit : « C’est bien difficile à répondre… C’est peut-être possible ».
Réinterrogé par Me Noêl Dorion, avocat de la Couronne, il déclara « qu’au début de juin, dans cette région, c’est encore le temps de la fonte des neiges… que la terre étant très humide, des chaînes ont laissé une impression… que dans les mêmes circonstances, une jeep ayant passé sur cette terre dans les mêmes conditions aurait normalement laissé des traces… par rapport aux pneus qui sont faits avec un « V », une espèce de « v » … qu’habituellement, sur une jeep, les pneus standard sont en « V ».
En fin d’interrogatoire, il affirma ce qui suit : « Naturellement, une jeep –un pneu ne peut pas laisser une marque aussi imprimée qu’une chaîne ; de toute façon, je n’ai pas retracé aucune trace de jeep ».
Il faut retenir que les procureurs de Wilbert Coffin eurent toute latitude pour contre-interroger le sergent Doyon sur ces points et qu’ils le firent dans la mesure où ils le crurent sage et utile.
Lorsque les procureurs de coffin décidèrent, en août 1955, de faire des représentations au ministre de la Justice, réalisant sans aucun doute que ce témoignage de M. Doyon avait pu constituer un facteur important de la décision des membres du jury, et se souvenant de l’affirmation de l’honorable Juge Rinfret de la Cour d’Appel que « toute tentative de retrouver les marques d’une jeep occupée par deux Américains que Coffin avait déclaré avoir aperçue en compagnie des trois chasseurs américains lors de son dernier retour dans le bois le 10 juin s’est avérée négative », Me Gravel paraît avoir tenté d’obtenir de Doyon des renseignements et une déclaration contredisant son témoignage au procès. A ces fins, il convoqua Me Raymond Maher à une entrevue au domicile du sergent Doyon le 11 septembre 1955, un dimanche, au cours de l’après-midi. Le lendemain, 12 septembre, Me Gravel consigna dans des notes ce qu’il prétendait avoir été les affirmations de M. Doyon au cours de cette entrevue. Le même après-midi, il aurait eu une entrevue à son propre bureau avec M. Doyon au cours de laquelle M. Doyon aurait confirmé l’exactitude des notes prises par M. Gravel et consignées comme susdit.
Ni au cours de l’entrevue au domicile de Doyon ni au cours de celle qui eut lieu à son propre bureau, Me Gravel ne réussit-il à obtenir de M. Doyon une déclaration par écrit.
Le 1er octobre, Me Gravel écrivait au solliciteur général du Canada une lettre dans laquelle il invitait le Solliciteur général à questionner le sergent Doyon et affirmait que le sergent Doyon déclarerait qu’il avait réellement vu des traces de jeep dans les bois de Gaspé lorsqu’il s’y rendit avec l’agent Louis Sinnett, et ce, en plus des marques de chaînes faites précédemment par Coffin et attestées par Angus MacDonald.
Le 13 octobre, Me Gravel transmettait à M. Allan McLeod au ministère de la Justice le mémoire de son entrevue conjointe avec Me Maher au domicile de Doyon, mémoire dont il a été ci-haut question et dont Me Gravel déclarait qu’il avait été approuvé par le Sergent Doyon dans une note inscrite au bas de ce mémoire ; annexé à ce mémoire se trouvait un affidavit de Me Gravel attestant que les faits contenus dans le mémoire avaient été relatés en sa présence.
À peu près à la même date, Me Gravel faisait, par l’entremise de Me Maloney, tenir au ministère de la Justice, cette fois sous sa signature, et accompagné de son propre affidavit, le résumé d’une nouvelle entrevue qu’il aurait eue avec le sergent Doyon le 26 septembre, entrevue au cours de laquelle le sergent Doyon lui aurait réitéré avoir réellement vu des traces de jeep et lui avoir déclaré qu’il hésitait à signer une déclaration à cet effet de crainte qu’elle ne fût portée à l’attention des officiers de la Sûreté et de perdre son emploi.
Or, dans un affidavit transmis au ministère de la Justice et portant la date du 3 février 1956, M. Doyon rappelant les affirmations qu’il avait faites lors du procès déclarait maintenir son témoignage au procès et tout particulièrement maintenir qu’il n’y avait aucune trace de jeep en juillet et qu’il était probable que si des traces de jeep y avaient été faites en juin, elles auraient encore été visibles en juillet ; il y affirmait aussi avoir déclaré à Mes Gravel et Maher n’avoir pas vu de traces de jeep et qu’il n’y en avait pas, et les avoir référés à son témoignage parce qu’ils lui disaient que son témoignage à Percé ne comportait aucune mention de traces de jeep. Il affirmait de plus ce qui suit : « les avocats de Coffin m’ont affirmé à cette occasion qu’il y avait des traces de jeep, et je leur ai dit que s’il y en avait, ça pouvait être le long de la rivière St-Jean, à l’endroit où le camion de Lindsey est resté enlisé dans la rivière le 9 juin (non pas le 10 juin), par ce que je sais que Patterson qui a essayé de les sortir de là était en jeep, mais j’ai déclaré de plus que je ne savais pas si telles traces existaient à cet endroit parce que je n’y étais pas allé ». Il déclare encore que s’il était possible qu’il ait fait des déclarations contraires au père de Coffin, ce n’était pas parce qu’il les croyait vraies, mais dans l’espoir qu’une telle admission amènerait d’autres renseignements intéressants de la part du père de Coffin, et, enfin, qu’à la vérité Coffin ne lui avait pas montré de traces de jeep.
D’autre part, dans un affidavit portant la même date, un M. Jean Demers, neveu de M. Doyon, affirma qu’il était dans la maison de son oncle lors de la visite de Me Gravel et de Me Maher, qu’il entendit tout ce qui s’y dit, que M. Doyon fut catégorique en affirmant qu’il n’avait jamais vu de traces de jeep à l’endroit où Coffin prétendait avoir rencontré une jeep et référa les procureurs à son témoignage : ce témoin réaffirma ses dires devant la Commission.
MM. Doyon, Gravel et Maher furent entendus devant cette Commission.
Comme ce fut, malheureusement, le cas à maintes reprises au cours des nombreux témoignages que Me Gravel fut appelé à rendre, Me Gravel a rendu sur cette question particulière un témoignage ambigu, réticent, hésitant, rempli de faux-fuyants et de tergiversations, en soulevant de prétendues absences de mémoire, haché par des demandes de référer à son dossier ou à des « office mémos », prenant souvent la tangente, rendu incompréhensible par des « je ne crois pas… très probablement pas … je ne pourrais pas vous dire … je ne connais absolument rien, actuellement, qui me permettrait de jurer ceci… si je ne fais pas erreur » et rempli d’échappatoires, dont il ne peut ressortir aucune certitude que ce soit que M. Doyon n’ait pas dit l’entière vérité dans son affidavit du 3 février 1956. (À suivre)